Non, Jeff, l'étais pas tout seul
Sur la photo posée sur le cercueil, il semblait scruter l'avenir avec confiance, même s'il restait marqué par les épreuves du passé. Sur celles exposées à l'entrée de l'église, il souriait ou donnait l'impression de s'interroger sur lui-même. Tous s'interrogeaient, eux, sur « les raisons incomprises » du destin. « Jeff n'a pas eu une existence tranquille, c'est certain », expliquait l'un de ses amis. « Mais il goûtait chaque seconde et chaque revers du passé lui donnait encore plus de sensations pour l'apprécier. Comment peut-on nous enlever un être aussi réceptif aux choses de la vie, à ses blessures comme à ses bonheurs, comment peut-on nous priver de quelqu'un qui nous faisait tant aimer le plaisir d'être vivant ? » Ils étaient tous venus - et même plus -pour dire à Jeff qu'il n'était pas tout seul. Plusieurs centaines de personnes, dont de très nombreuses personnalités de la scène musicale, du spectacle, de la politique et des médias, ont assisté, samedi dernier, à Bruxelles, aux funérailles du chanteur, décédé mardi des suites d'une attaque cérébrale à l'âge de 45 ans. Dans l'église Notre-Dame de la Chapelle, il y avait beaucoup d'amour, mais aussi d'humour et de joie, parce qu'il l'aurait voulu, parce qu'il était ainsi. Et pourtant, les larmes coulaient après les sourires, complices du temps jadis, et le chagrin emportait tout sur son passage. A l'image d'Armelle, l'animatrice de la R.t.b.f., sa dernière compagne, si digne face au vide de l'absence, qui esquissait une tendresse positive quand on lui parlait de son mari ; qui sombrait, solitaire, dans la douleur rentrée, quelques secondes plus tard, perdue dans la foule des pensées, des baisers, des mains tendues, des bons sentiments. Comme l'était son homme. A jamais, il y aura « quelque chose en nous » de Jeff Bodart.
Les musiciens de l'auteur-compositeur-interprète, avec qui il avait lancé début février la tournée de son dernier album « Et parfois c'est comme ça », ont accompagné sa voix au milieu de la célébration, un moment ponctué de longs applaudissements d'une assemblée debout. Des artistes proches du chanteur carolo, tels que Marka, Philippe Lafontaine, William Dunker, Benoît Poelvoorde, Rudy Léonet et bien d'autres, entouraient la famille du défunt. Tous les témoignages ont souligné la générosité « sans ménagement » de Jeff, et cette « carcasse qu'il n'a pas ménagée », comme il le chantait. Mais ils ont aussi insisté sur son angoisse, cet « ennemi intérieur » qu'il n'a cessé de combattre jusqu'à ce qu'il fut victime, fin avril dernier, d'une attaque cérébrale qui a nécessité de le plonger dans un coma artificiel dont il ne s'est pas relevé. L'ancienne figure de proue des Gangsters d'amour s'était lancée au milieu des années 1990 dans une carrière solo avec un succès à la Trenet, « Du vélo sans les mains », avant d'explorer des aspects plus tiraillés de sa personnalité en compagnie d'artistes tels que Kent, Jacques Duvall, Rudy Léonet, François Bernheim ou Miossec. « Chacun son histoire », l'un de ses nombreux succès, ouvrit la cérémonie : « Chacun sa chance / Chacun sa vie / Chacun son histoire de France / Chacun son monde son état d'urgence / Son décompte / Son premier pas / Sa toute dernière seconde / C'est comme ça qu'on s'en ira en marchant vite et tout droit » « Destination ultramarine » ou encore l'énigmatique « Canadair » sont également venus rappeler les multiples succès que Jeff a accrochés aux cordes de sa guitare. « II est parti plus vite que les autres, carburant à l'amour. Il brûlait la vie, ses envies, mettant le feu au passage aux idées reçues, aux conseils donnés. Par un soir de printemps, il a fini par brûler un dernier feu rouge sans avoir levé le pied, avec le plein des sens qu'il donnait à la vie. » Une longue ovation acclama la prestation des musiciens de Jeff, bouleversés mais droits comme des « i », comme ce M qu'on trouve dans le mot « ami ». Patricia, son ex-compagne, expliqua : « On aurait dit qu'il y avait de la place pour tout le monde ». Julos Beaucarne enchaîna : « 45 ans, c'est peu pour s'en aller ». Philippe Soreil rajouta : « Nous étions presque de la même famille puisqu'il était le parrain de ma fille. Il m'a va encore téléphoné deux jours avant son accident en me disant : " On va f arriver, mon gars "...» Et William Dunker termina: « J'espère qu'il fera encore la fête, là-haut ». Le corps de l'artiste devait être incinéré avant que ses cendres ne soient dispersées dans l'intimité de sa famille. Mais les paroles de ses chansons, elles, ne s'éparpilleront jamais dans le vent : « Ça ne me suffit plus / La vie, la mort /J'y survivrai ».
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