Jeff Bodart

Jeff Bodart

Gangsters d’amour (1982-1990)

Biographie

On les appelait les Gangsters d’amour…

C’est la fête à Farciennes. Pour Jean-François Bodart, pas encore 20 ans, l’événement n’est pas anodin. C’est dans cette commune ouvrière de l’Est de Charleroi que l’adolescent a grandi. Et en ce 5 juin 1982, ce sont les jeunes du coin et quelques copains d’école qui découvriront le groupe qu’il a créé il y a quelques mois. Ils s’appellent les Gangsters d’Amour, et ont été invités à animer la soirée. Ils n’ont ni le look ni l’aura de leurs futures grandes années mais sortent pour la première fois de la confidentialité des concerts intimes. Surtout, l’accueil de ce soir, enthousiaste, agit comme un révélateur. Il ancre définitivement en Jean-François la conviction qu’il est fait pour ce métier : la scène, le show, la vie d’artiste…

Cette conviction, le garçon l’a nourrie depuis qu’à 13 ans il a quitté la musique classique pour entrer dans le rock. D’abord avec des groupes montés au collège : le très éphémère Spasmes puis Aphrodisiax et un premier single autoproduit, « Sex Symbol », morceau de pop punk chanté en français. Ensuite en 1981 avec les Gangsters d’Amour, finalistes d’un Band-Contest à l’Ancienne Belgique. Pourquoi « Gangsters d’Amour » ? Le nom est tiré d’une chanson de Starshooter, groupe mythique de la scène punk lyonnaise des années 80 auquel Jean-François voue à l’époque un véritable culte. A sa tête, un certain Kent Hutchinson, devenu par la suite un intime parmi ses intimes. « Gangsters d’amour, carrière au jour le jour » dit la chanson. Pour Jean-François fils de bonne famille, élève doué mais contestataire, il s’agit aussi de rejeter l’ordre établi et de se réinventer un milieu. Même s’il l’adore, il n’a pas choisi sa famille. Il choisira donc ses amis, cultivant par-dessus tout la fidélité et la vie en meute.

Début 1982, installés dans les caves d’une ancienne caserne de Charleroi, les Gangsters enchaînent les répétitions. Avec un groupe ami, Ice Cream, ils créent leur propre label Mafia Records. Un single sort, « Bonnie and Clyde ». Comme la chanson de Gainsbourg et Bardot, il s’inspire de la célèbre équipée de Bonnie Parker et Clyde Barrow, amants criminels qui terrorisèrent le sud-ouest des USA dans les années 30, dont on a tiré plusieurs films. Mythes populaires, référence historiques, cinématographiques ou littéraires: l’univers des chansons des Gangsters d’amour s’installe peu à peu. A l’époque, ils sont six sur scène. Pascal Cordier au chant, les frères Jean et Luc Castin au clavier et à la basse, Benoît Ulens à la batterie, Laurent Mallet et Jean-François Bodart aux guitares. Jean-François est à l’initiative de la plupart des morceaux en terme de composition musicale, mais la participation du groupe est loin d'être négligeable. Quand aux textes, ils sont écrits initialement par Laurent Mallet puis coécrits. Un vrai groupe quoi! Le gros de leur répertoire voit le jour. Seuls environ la moitié des titres de Spirito (2ème album, 1988) ont été écrits essentiellement  par Jeff, le "Jeff" qui fera plus tard une carrière solo... Mais ne brûlons pas les étapes!

Aucun n’a 20 ans mais la vie, déjà, impose ses choix. La musique ou les études ? Pascal Cordier quitte le groupe. Après tergiversations, c’est Jean-François qui le remplacera. C’est un nouveau guitariste, Henri Hiernaux, qui prendra sa place. Les concerts se suivent, les répétitions se multiplient. Fort du relatif bon accueil réservé à « Bonnie and Clyde », le groupe décide de passer la vitesse supérieure. Déchirés entre musique et travail, d’autres Gangsters abandonnent la partie. Luc Castin est remplacé par le claviériste Jean-Paul Petyt, légèrement plus âgé que ses nouveaux comparses, mais qui a déjà eu l’insigne honneur de jouer en première partie de Scorpions, à Marcinelle… Musicalement aussi, les choses évoluent. Fan des Gangsters, le jeune Vincent Loss intègre la bande et devient percussionniste. Second guitariste, Laurent Mallet troque le manche pour le sax. Le groupe quitte peu à peu les rivages du punk pour des rythmes plus new wave et funky pop, mais toujours en français.

En 1983 sort « SOS Barracuda », premier single réellement pro de la carrière des Gangsters. Comme c’en est déjà l’habitude, le titre plonge ses racines dans l’histoire. Il raconte le bombardement de la ville basque de Guernica par les Franquistes et rend hommage, dans son imagerie, aux brigades internationales. Sur la cover du disque, le look du groupe fait sensation. Chapeaux mous, costards et sulfateuses. En pleine mode rose et fluo du début des 80’, la posture ne passe pas inaperçue. Un clip du même tonneau accompagne la sortie du single. Dans la foulée, les Gangsters balancent un autre 45 T, « Meurtre à Hawaï », titre goinfré de cuivres inspiré des polars des années 30. Le look borsalino se confirme. En 1985, le surpuissant « Hey Baron Rouge » est dédié à l’as de l’aviation allemande Manfred von Richthoffen, chevalier des airs abattu en 1917 au dessus de la Manche.

Singles, clips, passages télé: dès le milieu des années 80, le pays est sous la coupe des Gangsters, à une époque où la pop belge n’a pourtant qu’une existence virtuelle. Exister, multiplier les dates et presque vivre de sa musique est, en soi, déjà une formidable réussite. En 1985, le groupe donne par exemple plus de 100 concerts, parfois à l’étranger. Et la presse considère Jean-François « Jeff » Bodart comme le seul véritable show man de ce côté-ci de la frontière linguistique, à la hauteur des Arno et autre Guy Swinnen, le chanteur des Scabs. C’est en effet sur scène que la mythologie des Gangsters prend tout son sens. Ils y sont régulièrement plus de dix : la formation de base, des cuivres en extras (d’abord Giovanni Bortolin puis Phil Abraham, Vincent Mardens, Olivier Bodson), mais aussi Philippe Résimont, Patrick Dieleman et/ou Cédric Vandermeulen, des danseurs-choristes complètement déjantés. Au milieu d’eux, Jeff, déchaîné et exigeant, arpente la scène en tous sens, bondit sur les baffles et dans le public, asperge ses fans de sueur.

Tenir ce rythme infernal imposé par un leader motivé comme jamais a évidemment un coût. Les amis du début partiront, Laurent Mallet a quitté l’aventure dès avant la sortie de « Meurtre à Hawaï », suivi par Jean Castin et Henri Hiernaux. Vu que Jeff était le seul inscrit à la SABAM et qu’il est le seul à avoir mouillé sa chemise pour devenir pro, c’est avec l’accord du groupe initiale que Jeff a tout déposé en son nom. Les anciens seront remplacés par le bassiste Pep Romeo et les guitaristes Michel Granata puis Daniel Lenoir.

1986 est une grande année. Très attendu par les fans, enregistré au studio bruxellois ICP alors fréquenté par le gratin du rock mondial, le 33 tours « Les Gangsters d’Amour ne mentent jamais » débarque en pompe chez les disquaires. Un véritable événement : les petits festivals rock de Wallonie ont toujours offert une certaine visibilité aux groupes belges, mais exceptionnellement rares sont ceux qui, à l’époque, connaissent les joies de l’édition musicale en LP. Outre « SOS Barracuda » et « Hey Baron Rouge », y sont gravées sept chansons rodées sur scène pendant des mois voire des années. « Tora Tora » évoque, avec Buck Danny dans la tête, l’attaque des Japs sur Pearl Harbor, « Panne de Secteur » , « Guerilla di Amore », « Coûte que coûte » , « Désirs noirs » , « Seul en service commandé » , « Les Voleurs » plongent leurs racines dans l’univers glauque et tragique des Dashiel Hammett et autre Raymond Chandler.

Dernier rescapé de la formation initiale avec Jeff, Benoît Ulens a désormais lui aussi quitté le groupe, remplacé à la batterie par le Namurois Jean-Marc Pitance. C’est l’incroyablement swinguant « Coûte que coûte » qui est choisi comme single pour tirer l’album. Bingo. Les passages télés et les concerts se succèdent, en Belgique mais aussi en France, en Suisse, au Canada. En soirées, en boîtes, le titre est un incontournable. Un très beau clip, tourné dans un train à vapeur, enfonce encore un peu plus le clou. Signe qui ne trompe : les Gangsters sont recrutés pour assurer la première partie du concert de James Brown à Forest National en 1986, à une époque où sa majesté est à nouveau au sommet de sa gloire, suite la sortie du film Rocky III dont il a signé la bande originale.

En 1987, après un concert historique dans un Théâtre 140 archi-comble que Jeff terminera en caleçon, déshabillé par ses fans, le groupe embarque pour la Chine, dans la foulée de l’organisation du « train Bruxelles-Pékin » censés mettre en contact jeunes Belges et Chinois.

Jamais ils ne seront interdits de concert, mais il se produira toujours quelque chose pour les empêcher de donner leur spectacle. Comme ce soir-là où, dans un théâtre plein à craquer, déboule une escouade de pompiers ordonnant à tout le monde de quitter la salle pour cause d’alerte à la bombe. Qu’importe, devant les caméras de la RTBF et de jeunes Belges ravis, ils organisent un concert improvisé sur la grande muraille de Chine. Au programme : la reprise de Dutronc « Et moi, et moi, et moi » … qu’ils sortiront en single à leur retour. Question reconnaissance publique, tous les signaux sont aussi au vert. Au référendum organisé par l’hebdo Télé Moustique, les Gangsters d’amour sont par exemple élus « Meilleur groupe belge de l’année » lors des éditions 1987 et 1988.

En 1989, sort leur deuxième album. Personne ne se doute que ce sera déjà le dernier. Produit par Fa Van Hamme, l’ancien conjoint de Jo Lemaire, enregistré aux Pays-Bas, « Spirito » reprend quelques titres très attendus sur disques (« Tireur fou », « Willy ne pense qu’à Ca », « Couleur Eldorado », «  Mort Sur Le Nil ») et une flopée de plus récents (« Le Mot De Passe », « Adieu Les Cops », « Charlie, », « Chère Déborah », « Banco »). Seul slow de l’histoire des gangsters avec « Désirs noirs », arrêt sur image de la vie de Chaplin, « Charlie » sera édité en single, accompagné d’un clip en noir et blanc de toute beauté. Le très bossa nova « Banco » et l’imparable « Willy ne pense qu’à ça » suivront. Demi échec, victime de querelles internes et d’un imbroglio commercial qui bloque sa promotion française, « Spirito » marque un coup d’arrêt dans la carrière du groupe. Ce qui ne l’empêche pas de battre tous les records d’applaudimètre lors d’un festival… en Louisiane !

Entre temps, les Gangsters ont encore changé de personnel. Le claviériste Jean-Paul Petyt et le guitariste Daniel Lenoir sont partis, remplacés respectivement par Pierre Gillet et Fabrice Manzini. Vincent Loss abandonne aussi la partie. De son côté, le jeune trompettiste Olivier Bodson, qui jouait en extra, intègre officiellement le groupe. Tout comme Martial Levaux au même instrument. En 1990, ce petit monde ou à peu près embarque pour l’URSS et une incroyable tournée d’un mois et demi au cœur de l’empire soviétique. Le groupe atterrit parfois dans des villes où l’on n’a plus vu un Occidental depuis le début de la Guerre froide, dans des salles où l’on n’a jamais entendu un concert rock. Victimes de tracasseries administratives et d’un système kafkaïen, les Gangsters réussissent pourtant quelques concerts mémorables… ou attendent parfois des jours, perdu en pleine taïga, un avion censé leur permettre de poursuivre leur périple.

Expérience humaine hors normes, cette tournée scellera le destin des Gangsters. Comme le jeune Olivier Bodson, Jeff en a ramené celle avec qui il a longtemps partagé sa vie. Mais aussi la conviction qu’il est plus que temps de passer à autre chose. A son retour à Bruxelles, le groupe entre doucement en léthargie, histoire de faire le point. Il n’en sortira jamais. L’avenir de Jeff, lui, se déclinera désormais en solo… Ou presque. En 1994, après plusieurs années d’interrogation et de remises en question, il sort l’album « Du vélo sans les mains », avec Pierre Gillet et Olivier Bodson comme garde ultra rapprochée. Mais ceci est déjà une autre histoire.

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