Samedi, fans, famille et amis ont applaudi une dernière fois Jeff Bodart. Une cérémonie émouvante qui a bien dû le faire sourire.
Ce n'est pas facile d'écrire sur la cérémonie des funérailles de Jeff Bodart quand on écrit à côté de son frère. La rédaction de Télé Moustique a suivi intimement l'annonce du coma de Jean-François et celle de son décès parce que Damien, son frère, en fait partie depuis de nombreuses années. C'est lui qui a ouvert l'hommage, samedi en l'église Notre-Dame de la Chapelle à Bruxelles, avec une très belle évocation de l'amour fraternel. C'est lui aussi qui, avec trois autres proches, portait le cercueil de Jeff. Une cérémonie religieuse qui frôlait le show-case et qui ressemblait à ce que le chanteur attendait de la vie: que ça fasse du bruit et qu'il y ait plein d'amis. Et tout le monde sait, selon l'expression de Benoît Poelvoorde (présent samedi), que "Jeff Bodart est le meilleur ami de l'homme". Chose confirmée par Rudy Léonet, directeur de Pure FM et parolier de Jeff, qui a rappelé son goût pour les vagues et les cercles concentriques: "Jeff a inventé My Space et Facebook. Quand on était son ami, on était ami avec mille autres personnes."
Tout le petit monde des médias et du show-business belges francophones s'était réuni pour faire un dernier signe à celui qui aura poussé le chic jusqu'à chanter à son propre enterrement. Au son de Chacun son histoire, Canadair, Et parfois c'est comme ça, Emilie Dequenne, Sandra Kim, Alain Berliner, Jacques Mercier, Marka, Jo Lemaire, François De Brigode, Philippe Lafontaine, Lou Deprijck, le Grand Jojo, Noël Godin, Julos Beaucarne, François Damiens alias l'Embrouille - et même des politiques, Joëlle Milquet, Fadila Laanan, Benoît Lutgen - ont prouvé que Jeff Bodart connaissait au moins dix personnes dans toutes les cliques de notre belgitude.
Les plus proches se sont succédé au micro - le comédien Philippe Résimont a lu L'Ennemi dans la glace d'Alain Chamfort, Karin Clercq a raconté la préparation d'un duo qu'elle croyait peu préparé, Kent a chanté en terminant, a cappella, sur Juste quelqu'un de bien, Kenny Gates, patron du label PiaS, a évoqué la fidélité qui le liait à l'artiste, presque un frère, et les musiciens ont fait ce qu'ils savent faire le mieux - jouer. Au premier rang, le visage tiré par les pleurs, Armelle, l'épouse de Jeff. Sur le cercueil, son chapeau. Le dernier d'une panoplie de "couvre-Jeff" qui, du borsalino des Gangsters d'Amour à la casquette de Gavroche des débuts solo, avaient ponctué sa silhouette. A la sortie du cercueil, des applaudissements. Peut-être pas les derniers pour tous ceux qui l'aimaient. - S.M.
Même en privé, Jeff Bodart n’arrêtait que rarement de "faire le Jeff". Un rôle tellement séduisant... Energique, érudit, drôle, il était généreux jusqu’à l’excès. Mais malheur à qui le défiait au Scrabble ou au Trivial Pursuit: l’humiliation était inévitable. Au restaurant, il s’enthousiasmait pour la véritable andouillette AAAAA, sigle dont, bien sûr, il confiait aussitôt la signification. Il décrivait mieux que bien des œnologues les arômes d’un Château Yquem ou d’un Vega Sicilia dégustés au détour de Dieu sait quelles aventures. Et sa conversation passait avec la même verve de la littérature à la musique. De Ultramarine de Malcolm Lowry, un de ses livres préférés, aux Kinks, dont il connaissait toutes les chansons par cœur. Comme celles de Stones, de Clash ou de Split Enz. Il évoquait aussi, parfois, ce projet - probablement scellé à la grappa - de former un groupe avec Laurent Garnier. “On appellerait ça Les œufs durs”, disait-il avec ce rire sonore qui émaillait ses conversations. Il se délectait des vannes les plus terrifiantes de Pierre Desproges, des meilleurs mots d’Audiard mais était incapable de méchanceté. En politique, ses idées étaient tranchées. Ses références: la guerre d’Espagne ou le sandinisme. Jeff était un révolutionnaire. Il aurait aussi bien pu devenir un redoutable animateur de talk-show de soirée en télé. Il en avait la culture, la vivacité d’esprit, l’humour et, surtout, l’amour des gens. Je lui en avais parlé, persuadé de tenir une idée formidable. Je voyais en Jeff l’égal potentiel de Ruquier ou d’Ardisson, la cruauté en moins. Mais malgré les doutes sur son avenir, malgré la douleur qu’il était impossible ces dernières années de ne pas percevoir, Jeff baissait rarement la garde. En aucun cas il n’aurait pu envisager de reconversion, de renoncement. “Tu sais, moi, ce que je veux, c’est être un chanteur, rien d’autre.”
Quand il m'a demandé de lui écrire des textes, j'ai accepté à la condition qu'il enlève sa casquette ridicule. Il s'est mis à genoux, a jeté sa casquette et ça a donné le premier disque où il est apparu sans elle ("Ça ne me suffit plus", 2001). Une première partie de l'armure disparaissait. J'ai écrit pour lui, mais sans directives de sa part. Je lui disais: "C'est ce que je connais de toi et que j'ai envie de dire". Là, j'ai réécouté certains titres, et je m'aperçois que des choses qu'il a chantées sont passées inaperçues alors qu'elles parlaient de lui. On lui reprochait de se cacher. En fait, les gens ne savaient pas l'écouter. Tous les gens rencontrés à son enterrement m'ont dit: "Il y a un mystère Jeff". Personne n'a une vision complète de lui. Grégoire, son fidèle régisseur, m'a dit: "Le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre, c'est de ne pas essayer de comprendre son mystère". Car il y en avait un. En tout cas, il avait un besoin énorme d'être aimé, et il s'en donnait les moyens. Il était toujours disponible. Jeff, c'était la gentillesse même, une force de la nature, aussi. Il avait un charme et une force de persuasion incroyables! On ne pouvait pas lui dire non. S'il faisait une démarche, c'était toujours pour rapprocher les gens. Grâce à Jeff, des gens qui n'auraient jamais dû s'entendre se sont aimés. Contrairement à d'autres acteurs de la culture, je ne l'ai jamais vu jouer au courtisan. Jamais il n'agissait au bénéfice de sa carrière. Et je ne l'ai jamais entendu dire: "ce type, je le déteste pour la vie". Il n'arrivait pas à être vraiment négatif envers quelqu'un.
Quand il est venu me chercher, je me suis dit qu'il attendait des textes plus noirs que ce petit côté Trenet qu'il avait eu. Je savais que nous avions L'Ennemi dans la glace en commun (un texte de Duval pour Alain Chamfort, d'ailleurs récité par le comédien Jean-Paul Résimont lors de la cérémonie d'adieu). Il voulait sûrement que je l'aide à dire d'autres choses, mais en même temps, je ne trouve pas qu'il se cachait. Son attitude envers l'alcool, par exemple, tout le monde la connaissait.
La franchise était une de ses caractéristiques, la pudeur et la gentillesse aussi. Il voulait être un ami, le meilleur possible. Contrairement à beaucoup de gens du métier, il n'imposait pas son humeur aux autres. Ça faisait un certain temps qu'il essayait de s'en sortir. On voyait qu'il était mal, qu'il n'y arrivait pas. Mais il était tellement pudique que personne n'a jamais su le démon qu'il essayait de chasser. Jamais il ne demandait à quelqu'un de solutionner ses problèmes. Au contraire, il était le genre de type à aller vers les autres, pour aider.
Je garde de Jeff une image légère. Il n'était pas un personnage de drame, mais de comédie. J'ai le souvenir de soirées impossibles. Avec lui, on s'amusait. Il devait souffrir, mais chez les autres, il déclenchait la joie de vivre. Quand j'y repense, j'ai le sourire aux lèvres. Les larmes seront sans doute pour plus tard.
Jeff aurait bien aimé avoir plusieurs vies. Il avait beau être crevé, il était capable de repartir immédiatement. C'est pour ça que j'ai toujours pensé qu'il sortirait du coma. Je l'avais vu si souvent renaître...
Sur les deux derniers albums - en fait je connais bien Jeff depuis six, sept ans -, on écrivait finalement les textes ensemble parce qu'il ne prenait pas la plume. C'était comme ça avec moi, mais j'ai l'impression aussi avec Duval et d'autres. On passait beaucoup de temps avec lui, à discuter. Rien n'était téléguidé, et il ne donnait aucune directive, aucune consigne ou piste d'écriture: ce sont les rencontres successives qui nourrissaient les textes. C'est pour ça que son dernier album était si autobiographique alors qu'il n'avait pas écrit tous les textes. Il motivait à écrire sur ce "personnage", le sien, hors du commun. Bref, il était toujours à l'origine de ce qu'on écrivait. Samedi, c'est ça qui m'a frappé: tout le monde avait l'impression d'avoir fait partie de son intimité. Tout le monde était venu avec son Jeff à lui. Pascal Stevens
Le meilleur de...
Jeff ne finira pas chanteur de bal à reprendre les Clash, ses idoles punk révolutionnaires. Il avait dit "pour moi, la sérénité n'est pas de ce monde. Je ne serai jamais en paix". Désormais, Jean-François Bodart repose. Dans un cimetière qu'il avait choisi: "Avenue du Silence, ça me changera." Mais il est parti sans avoir pu se rassurer. Récemment, dans Et parfois c'est comme ça, texte qui lui était venu d'un jet, il chantait "on vaut bien mieux que ça, ça ne nous ressemble pas". Depuis longtemps, il répétait "j'ai l'impression de n'avoir pas su faire percevoir aux autres le meilleur de moi-même".
Jeff était chanteur. Le meilleur de lui-même, il voulait le mettre dans ses chansons. On ne l'y a pas assez trouvé malgré un sacré best of: Du vélo sans les mains, Chacun son histoire, Sans tambour ni trompette, Ça valait bien la peine que je naisse, Ça ne me suffit plus, La vie la mort, Boire boire boire, C'que t'es belle quand j'ai bu, Tu m'aimeras quand je ne t'aimerai plus, Apprendre à tout laisser, L'oiseau de 7h32, Je ris, Destination Ultramarine, Ma carcasse et Canadair.
Dans le micro de Jeff, au bord du cercueil, son ami Kent l'a chanté. Jean-François était quelqu'un de bien. Il aurait voulu que ses chansons puissent en convaincre le monde entier, pour, faiblesse avouée, être aimé encore plus, d'encore plus de monde. Car tous ceux qui l'ont approché l'ont adoré, et cela faisait un beau paquet. Il était un courant d'air toujours disponible. Comme l'a formulé la chanteuse Karin Clercq, il rendait magiques des moments ordinaires. Comme un magicien prononçant ses formules, on l'a entendu mentir pour magnifier une rencontre ou un souvenir. On l'a vu les yeux mouillés quand il s'emballait pour quelqu'un de bien, pour quelque chose de beau. Et c'est presque tout ce qu'il laissait deviner d'une sensibilité qui devait être dévorante. Il a mis des éclats de génie, de rire et de grandeur dans sa vie et surtout dans celles des autres. Avec Jeff, on enterre aussi un morceau de soi, la meilleure part.
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