Il n'avait pas 20 ans, « Farciennes en Fête » battait son plein et sous le chapiteau dressé près du Moulin du Louât, une foule de jeunes le découvrait entouré de cinq complices : c'étaient déjà « Les Gangsters d'Amour ». Avec « Rain », un groupe de reggae-rock carolo, ils animaient cette soirée du 5 juin 1982, créant l'étonnement et l'admiration par leurs rythmes à la fois endiablés et novateurs.
Ils n'avaient pas encore le look qui allait être leur image de marque mais pour la première fois ils sortaient de la confidentialité des concerts intimes dans un garage et répliquaient par le succès aux loubards qui les poursuivaient de leur agressivité. Mais surtout, l'accueil de ce soir du 5 juin ancrait en Jean-François la conviction qu'il était fait pour ça, qu'il avait des choses à dire et qu'il les dirait en écrivant ses textes, en composant leur musique, en les chantant et en se donnant tout entier sur la scène.
Cette conviction, il la nourrissait depuis qu'à 13 ans il avait quitté la musique classique pour entrer dans son rock, avec une guitare électrique qu'il allait apprivoiser avec Salvatore Caltagirone qui l'a révélé à lui-même. Après avoir beaucoup travaillé sa voix, notamment avec Geneviève Bricmont, s'être frotté à la production en groupe avec « Aphrodisiax » et son seul titre, Sex Symbol , il crée « Les Gangsters d'Amour » en 1981 et se retrouve rapidement parmi les finalistes du Band-Contest 81 à l'Ancienne Belgique.
Pourquoi ce nom « Gangsters d'Amour » ? Officiellement, c'est tiré d'une chanson des Starshooters lyonnais dont la figure de proue était Kent, Kent qui ne cessa d'accompagner Jean-François de son amitié, Kent qui le remplaça dans un rappel lorsqu'il était aphone, Kent qui chanta pour lui le 24 mai 2008 dans l'Eglise de la Chapelle, 26 ans presque jour pour jour après le concert du Louât.
En fait, s'appeler « Gangsters d'Amour » traduisait vraiment la personnalité de celui qui tout doucement devenait Jeff : rejetant l'ordre établi au point de créer des parents fictifs pour son groupe – les membres du JP's Father Big Band célèbres à la fin des années 40 – mais plein d'amour pour sa vraie famille et toujours attentif aux autres, à leurs aspirations, à leurs misères, …
Après s'être adjoint l'excellent leader-guitariste de « Rain » et forts d'une orchestration où brillent à tour de rôle les sax, les percussions, le clavier, la contrebasse et l'accordéon, les « Gangsters » enchaînent les répétitions dans les caves de l'ancienne caserne du 2 ème Chasseur où s'était installé le CUNIC (Centre universitaire de Charleroi, dont le directeur d'alors était également Farciennois et ami de ses parents.) ,la création de leur propre label « Mafia Records », les productions originales dont Jeff écrit et chante les paroles et la musique. En 1982, Bonnie and Clyde s'impose comme la référence obligée. Elle est suivie par un air de samba très Sixties : Dans la piscine . En 1983, SOS Barracuda rend hommage à Guernica et aux résistants à Franco, tandis que Meurtre à Hawaï s'inspire des polars des Années 30 et confirme leur look borsalino : costume-cravate, chapeaux mous, casquettes et sulfateuses. En 1985, Hey Baron Rouge est dédiée au Baron Manfred von Richthoffen, chevalier des airs abattu en 1917 au dessus de la Manche. En 1986, leur 33 tours Les Gangsters d'Amour ne mentent jamais comble de joie tous leurs fans. Outre SOS Barracuda et Hey Baron Rouge , y sont gravées sept nouvelles chansons : Tora Tora évoquant, avec Buck Danny dans la tête, l'attaque des Japs sur Pearl Harbor, Panne de Secteur , Coûte que coûte , Désirs noirs , Seul en service commandé , Les Voleurs plongeant leurs racines dans l'univers glauque et tragique de Hammet et Chandler, Guerilla di Amore renvoyant à des rencontres pas toujours sympa avec des médias tout puissants.
Entre les enregistrements, les tournées se multiplient avec leurs shows éclatants où un Jeff déchaîné arpente la scène en tous sens, bondit sur les baffles et dans le public, asperge ses fans de sueur et fait swinger une musique Funcky-Pop émaillée d'accents New Wave. Avec un succès grandissant, ils se produisent en Belgique – Charleroi, Tamines, Namur, Liège, Forest National, Mons, Spa, Arlon, Oreye, où Klaus Klang les rejoint sur scène, un signe qui ne trompe pas, … –, en France, notamment à La Rochelle et à Bourges, en Espagne où SOS Barracuda , chanté en espagnol, reçoit à Santander un accueil aussi triomphal … qu'à la prison de Nivelles. Ils font le plein au Bota, à la Gaîté et au 140 ! En 1985, ils donnent plus de 100 concerts et depuis belle lurette la presse spécialisée considère Jeff comme le seul véritable show man de ce côté-ci de la frontière linguistique, à la hauteur des Arno et autre Gie Swinnen … « Jean-François choisit bien ses modèles » écrit Etienne Tordoir dans Rock this town de juin 1984.
Mais à ce rythme d'enfer, les « Gangsters » passent la main. Seul Jeff tient le coup et parvient à insuffler à ses nouveaux complices sa motivation et sa vitalité débordantes. Après l'Europe, c'est le reste du monde qu'ils veulent conquérir. En 1987, ils accompagnent une délégation belge en Chine. Mais le dynamisme de leur spectacle n'est pas apprécié par des autorités qui sont déjà sur la voie de Tian Anmen. Jamais ils ne seront interdits de concert, mais toujours quelque chose se produira pour les empêcher de donner leur spectacle, comme ce soir-là où, dans un théâtre plein à craquer, déboule une escouade de pompiers ordonnant à tout le monde de quitter la salle pour cause d'alerte à la bombe. Ils chantent sur la muraille de Chine la reprise de Dutronc : Et moi, et moi, et moi … qu'ils sortent en single 45 tours en rentrant.
En 1989, après leur deuxième album, – SPIRITO, dont Charlie, Banco, Willy ne pense qu'à ça sortent en 45 T –, ils battent tous les records d'applaudimètre en Louisiane.
En 1990, c'est la Russie, d'où Jeff revient avec son premier amour mais aussi avec la décision de poursuivre sa carrière en solo.
Ce tournant ne l'empêche cependant pas de rester ami avec ses premiers potes et avec beaucoup d'autres, qui tous apprécient sa loyauté et sa fidélité. Son dernier guitariste, c'est Jérôme Hiernaux, le fils surdoué d'Henri, le guitariste-vedette des Gangsters à leurs débuts. Et c'est avec Henri qu'il compose deux de ses dernières chansons : Notre trajectoire et Destination Ultramarine … La boucle est-elle bouclée ? Ici-bas certainement mais pas dans les cœurs de ses fans, qu'il fera toujours bondir à son rythme.
Albert SCHLEIPER
Farciennes +
avec la complicité de Catherine,
Jacqueline, Louis BODART
et Henri HIERNAUX
« Je voulais mourir à 30 ans. Je trouvais cela tellement glamour. Mais lorsque j'ai eu 30 ans, tout compte fait, je me suis dit que j'y repiquerais bien un peu, disons jusqu'à 40 ans, et puis pour toute la vie. J'ai très envie de faire vieux chanteur. Vous m'aurez dans les pieds encore très longtemps encore si on me prête vie ! » Le sort en a décidé autrement. Mercredi 21 mai, Jeff Bodart est décédé des suites de l,'ccident cardio-vasculaire dont il a été victime le 29 avril, dans la maison de ses parents. Télépro, Programmes du 31 mai au 6 juin 2008, hommage signé par René Michiels
Le 29 avril, Jeff Bodart entrait aux soins intensifs, suite à un grave AVC. Très vite les proches s'en sont rendus compte : rien ne serait plus comme avant. Petit à petit les espoirs s' amenuisaient. La suite fatale était devenue inéluctable. « Nous nous sommes réunis vers 14h avec sa compagne et ses parents », nous disait hier Grégoire Busine, son régisseur depuis plus de vingt ans. « J'étais là aux derniers instants. On savait depuis longtemps que le coma était irréversible; on se préparait. Les amis, les tout proches également. On n, avait pas voulu entretenir de faux espoirs. Jeff est parti serein. A 16h45. Avec son dernier album qui passait. ». Grégoire est bien sûr ému d,une telle perte. Tant les deux amis étaient proches. Sa famille m, appelait la « nounou », sourit-il. « C'est une longue amitié qui se termine aujourd'hui. Un peu trop tôt. Avant son AVC, il avait fait un chouette concert au Bota. On avait de nombreuses dates prévues. C'était un humaniste, il aimait les gens, la vie, son public…Il s'occupait aussi beaucoup d'associations caritatives. Mais il était aussi très sensible, extrêmement fragile…On le comprend en écoutant ses chansons. Comme tous les artistes, il avait des périodes noires, pas faciles. D,'ù peut-être son dernier album, plus sombre. C'était quelqu'un qui brûlait la vie. Je veux qu'on en retienne que c'était une belle personne. C'était mon ami. »
La nouvelle Gazette, mercredi 21 mai 2008, article signé par Paul Simon« Ce sont des chansons proches de moi jusqu'à l'os. Je les ai enregistrées avec la conviction que je pourrais les interpréter encore dans 10, 15, ou même 20 ans. ». C'était début janvier. Jeff Bodart nous expliquait le lent cheminement qui avait conduit à l'élaboration de son cinquième album. Le plus libéré, le plus autobiographique mais aussi le plus abouti du chanteur belge. Hier, en fin d'après-midi, son cœur a lâché et jamais Jeff ne sera ce vieux chanteur qu'il avait rêvé d'être.
(…)
Dans »Et parfois c'est comme ça », il ne cache pratiquement rien de tout ce qui lui était arrivé depuis des années. Dans ce disque très autobiographique, il est entouré d'excellents paroliers tels Jacques Duvall, Miossec, Boris Bergman ou encore Thierry Robberecht. « Ils ont tous écrit du sur-mesure, nous avouait-il. C'est émouvant de ressentir à quel point ils me connaissent. »
(…)
« Et parfois c'est comme ça », la chanson qui a donné son titre au cinquième album de Jeff Bodart, est sur toute les lèvres. « Elle parle de la vie qui continue malgré tout, nous expliquait-il, qu'il ne faut pas se morfondre, qu'il faut trouver le positif dans les expériences les plus douloureuses. A chaque chose malheur est bon. »
depuis hier , on sait que parfois ce n'est pas comme ça.
Vers l'avenir du 21 mai 2008 à 13H56
Ma carcasse
A pris quelques coups bas
Beaucoup de beaux coups
Qui sait où elle me mènera ?
Où elle m'emportera ?
Cette carcasse qu'il a chantée dans son dernier album, qu'il a tant maltraitée et qui, malgré tout, était sa meilleure alliée dans cette vie de fou qu'il a menée, a rendu l'âme. (…)
Il aimait faire la fête jusqu'au bout de la nuit, jusqu'au petit bout de la nuit, quitte à refaire le monde. Il brûlait la vie par les deux bouts, quitte à ce que cela devienne, inconsciemment, un suicide déguisé. Jeff était dans la vie comme sur scène ; il ne tenait pas en place, nourri d'une énergie folle et généreuse. Ainsi, son amitié, à la fois fidèle et désintéressée. Jamais il ne vous demandait quoi que ce soit, répondant par ailleurs à nos sollicitations, le cœur sur la main. Ca, c'était Jeff.
(…)
Sans doute que Jeff, trop facilement, trop gentiment, trop souvent, acceptait de se produire sur des scènes gratuites . Sans doute que cela n'incitait pas les gens qui l'aimaient à payer pour aller le voir en salle. Que d'injustice !
Restent des chansons qui résonnent tout autrement dans notre tête : « Une histoire universelle », « tout le monde m'aime sauf moi », «Ca ne me suffit plus », « La vie , la mort », « j'y survivrai », « Boire, boire, boire, », « Ma vie est une balançoire », « Et parfois c'est comme ça », « Ma carcasse »… Autant de chansons qui lui survivront. Nous ne t'oublierons jamais Jeff. De même que nous pensons aujourd'hui à ta famille et à tes proches en deuil. Notre chagrin vous accompagne. Allez, salut Jeff, et merci pour tout ! Le soir, 21 mai 2008, signé thierry Coljon
Plusieurs centaines de personnes, dont de nombreuses personnalités du spectacle et de la politique et des médias, ont assisté samedi à l ‘église de la Chapelle, à Bruxelles, aux funérailles du chanteur Jeff bodart. (…) On remarquait notamment Marka, Philippe Lafontaine, William Dunker, Benoît Poelvoorde et Rudy Léonet.
Les musiciens de l'artiste ont accompagné sa voix au milieu de la célébration , un moment ponctué de longs applaudissements d,une assemblée debout.
Tous les témoignages ont souligné la générosité » sans ménagement » de Jeff Bodart, et cette carcasse qu'il n'a pas ménagée, comme il le chantait . Mais ils ont aussi insisté sur son angoisse, cet »ennemi intérieur » qu'il n'a cessé de combattre. Pendant la cérémonie, Chacun son histoire, destination ultramarine et Canadair sont venus rappeler les succès de Jeff Bodart a accrochés aux cordes de sa guitare. Vers l'avenir, 26 mai 2008
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