Son cinquième album est avant tout un disque littéraire. Avec lui, nous avons joué au jeu des petites phrases que vous lisez un jour et qui ne vous lâchent plus!
Et parfois c'est comme ça".
C'est sur un triste constat que débute le cinquième album studio de Jeff Bodart. Comme s'il y avait en nous des parcelles impossibles à pacifier, comme s'il fallait se plier à la fatalité. "C'est effectivement un aveu d'impuissance, une façon de dire qu'il y a des choses plus fortes que moi. C'est vrai que je n'ai pas été dans une forme fracassante ces dernières années. J'ai eu envie d'en parler sans toutefois faire mon mea-culpa. J'ai fait des choses que je devais faire. A force de jouer la fuite en avant, la fête débridée a pris le pas sur ce que j'aimais faire le plus au monde: des chansons. J'ai pris le monde pour une cour de récré et un jour, je me suis réveillé. Fin du sujet." Mais aussi point de départ de cette cinquième aventure en solo.
Jeff Bodart est un sacré personnage. Un chanteur paradoxal tiraillé entre le mythe de l'auteur maudit et celui du chanteur populaire, un être humain à double tranchant qui souvent préfère ses faiblesses à ses forces. Jeff est un écorché, un fonceur, un noceur, un "chanteur qui en fait trop mais qu'à cela ne tienne". C'est un homme qui poursuit ses rêves, doivent-ils l'emmener vers le large. "Ma carcasse, chante-t-il, c'est une monture que je ne ménage pas. Peut-être un jour, elle s'en ira. La dernière mue. Tant pis pour moi."
Pour Jeff, "l'important, c'est d'être aimé, d'exister dans le regard des autres". Cet album, pourtant autobiographique, il l'a réalisé avec ses compagnons Jacques Duvall, Thierry Robberecht, Christophe Miossec. Une armée de rescapés. "Il me fallait aller à l'os, m'approcher de la vérité". Pour arriver à ses fins, il a avant tout signé un disque littéraire où les musiques acoustiques doucement chaloupées s'amusent à accueillir les mots d'auteur. Il y a Demain matin ("chanson sur la période la plus noire de mon existence, certains y voient une chanson sur l'alcool, j'y vois la rédemption"), Modernstyle ("une histoire de cul qui foire"), Jacques ("c'est la réponse de Jeff à Jacques"), 36 manières ("la drague ultime"), Je ris ("il n'y a que ça à faire quand on voit l'étendue des dégâts").
arce qu'il "lit beaucoup", qu'il "emprunte chez les amis et dans la famille le plus de livres possible", Jeff a tenu à remercier dans les notes de pochette trois auteurs qui ont compté durant la réalisation de ce cinquième album. Le "profond" Malcolm Lowry, le "futur grand" Pierre Mérot et le "génial" Arthur Koestler. Pour le cerner, Télé Moustique lui a proposé de fouiller dans sa bibliothèque, à la recherche des petites phrases jadis soulignées, des feuilles volontairement écornées, des petits mots griffonnés. "Ce que je relève dans mes bouquins? Des phrases qui me ressemblent un peu. En les notant, j'y ajoute deux ou trois mots et elles me ressemblent vraiment".
" Arriver ne mène jamais nulle part. " T. Robberecht, Destination ultramarine.
On a fait avec Thierry Robberecht un texte directement inspiré du livre Ultramarine de Malcolm Lowry (par ailleurs auteur du best-seller Au-dessous du volcan). L'histoire d'un homme embrouillé avec sa famille qui part en mer pour se retrouver. Cette eau à perte de vue, ces grands espaces, c'est la négation de soi. C'est un geste proche du suicide que de monter dans ce cargo. Mon cargo à moi, c'est ce disque. C'est ma façon de me mettre en porte-à-faux face à une éducation traditionnelle, face à ma vie et ses excès. C'est reculer de quelques pas pour mieux voir ce que j'ai construit et détruit.
" Petites débâcles et grands sentiments, quoi de neuf pour un rampant ? " Pierre Mérot, Mammifères.
Ce livre a été une révélation pour moi. Ce n'est pas une histoire mais plutôt une longue vision acérée de la vie et de l'être humain. Il dit "Les potagers sont métaphysiques, ils parlent d'autarcie et de solitude". Je me retrouve en plein dans cela. Je me suis créé plein de familles d'amis pour justement fuir cette solitude, pour ne plus avoir peur d'être seul. La réponse à toutes mes questions est dans l'être humain, pas dans la foi ou quoi que ce soit d'autre. J'espère un jour trouver la sérénité mais je ne sais pas si, pour moi, ce sera de ce monde. Cela dit, j'ai mes moments de fierté. Il y a des messages venant des gens qui m'émeuvent et me rendent fier. "Tu es gentil, tu fais attention aux gens, tu l'as fait sans y penser." La gentillesse au naturel, c'est magnifique, non?
" Je vais vous expliquer la relativité! " Arthur Koestler à Albert Einstein lors d'un dîner mondain.
|.B. - Arthur Koestler était un fameux personnage. Romancier (Le Zéro et l'infini), journaliste, il était surtout une magnifique grande gueule et, effectivement, dans les années 50, lors d'un dîner mondain, il s'est présenté devant Albert Einstein en lui disant "Je vais vous expliquer la relativité". C'est tout moi ça. C'était un idéaliste, un journaliste globe-trotter, l'homme de toutes les luttes. En fait, un personnage que l'on a envie d'être...
" Tu m'racontes des craques Jacques quand tu prétends qu' y'su/s pas fout seul. " Jacques Duvall, Jacques.
|.B. - Souvent, je me suis retrouvé confronté à cette chanson de Brel et à ces mots "Non, Jef, t'es pas tout seul". Avec mon ami Jacques Duvall (soit aussi Jeff et Jacques), nous avons eu envie de lui écrire une réponse. J'aime profondément cette chanson, mais je ne suis pas un fan de Brel. C'est le côté sentencieux de l'homme qui me déplaît et j'ai voulu lui dire "Est-ce que tu crois que tu vaux mieux que moi? Mais sors de ta morale imbécile, c'est ici que la vie se passe!".
" Le bateau t'adoptera si tu le mérites. " Malcolm Lowry.
|.B. - Je chante pour les gens qui ont un brin de curiosité. Je rêve que cet album récolte à la fois un succès d'estime et un succès populaire. Car le but du jeu, autant ne pas mentir, c'est de chanter pour le plus grand nombre de gens possible. J'aime les gens, je suis assoiffé des gens, c'est mon principal trait de caractère. Je suis un optimiste béat qui ne parvient pas à se soigner malgré tout ce qu'il lit dans les journaux ou voit à la télévision.
"Si les écrivains cessent d'écrire et se mettent à commenter la marche du monde, alors il n'y aura plus de monde, juste une grosse machine qui finira par tout emporter sur son passage. " Paul Auster.
J.B. - J'aime les bouquins pour l'imaginaire qu'ils font naître en moi. Mais ce qui me passionne, c'est de m'y chercher, de m'y reconnaître parfois. Je le sais depuis toujours, j'ai besoin de chanter. Et pourtant, je ne sais toujours pas pourquoi. Qui suis-je pour me donner ce droit? Je me pose la question tous les matins. Ce qui me légitime en tant que
chanteur, c'est simplement que j'en ai envie. Je veux me raconter par bribes et je n'ai rien à dire d'essentiel. Je crois que l'essentiel, c'est justement ce que l'on cherche durant toute notre vie et que l'on trouve à la veille de la mort. Ce que j'ai donc à dire, c'est "Cherchons ensemble l'essentiel".
"Ce n'est pas parce que je suis quelque part que j'ai peur d'y rester. C'est parce qu'il me faut repartir. " William Faulkner, Sanctuaire.
|.B. - J'ai toujours eu la bougeotte, j'ai toujours ressenti le besoin de partir. C'est probablement dû à mon insatisfaction chronique. J'ai besoin de nouveau, d'infini. On a enregistré le disque entre Bruxelles et Montpellier (chez Denis Moulin, le fils de Marc), on a mixé à Miami, masterisé à Los Angeles. C'est étonnant, non, ce besoin de croire que l'herbe est toujours plus verte chez le voisin.