L'ex-Gangster d'amour publie son quatrième album solo. Le meilleur ? Il vient le défendre ce samedi soir sur la grande scène spadoise.
Son nouvel album a beau laisser poindre la mélancolie, Jeff Bodart n'en a pas pour autant perdu une once de son enthousiasme. Simplement, ce type n'est jamais content. Cette insatisfaction chronique l'a fait quitter les Gangsters d'amour en 92, parce qu'il avait l'impression de faire du sur place. Rien de plus casse-gueule, quand on aime faire «Du vélo sans les mains». Installé à son compte en 94, ses deux premiers disques débordent d'énergie optimiste. En 2001, le garçon déclare tout de go: «Ça ne me suffit plus», album du changement. N'allez pas lui parler de maturité, il vous envoie sur les roses. L'évolution vers une certaine gravité allégée de fantaisie se poursuit cependant, pour aboutir à l'excellent «T'es rien ou t'es quelqu'un», disque finalement très dialectique... et pas cher: en faisant comme si la TVA lui était appliquée à un taux réduit, un combat cher au chanteur: «Un type qui écrit un bouquin sur Jeff Bodart - je ne sais pas quel abruti ferait ça - il y 6 % de TVA sur son bouquin, et moi qui fait le disque de Jeff Bodart, il y a 21 % dessus. Faut pas déconner quand même, le sujet c'est pas un bouquin sur Jeff Bodart, c'est la chanson de Jeff Bodart elle-même...»
Alors, c'est si important que ça, la chanson ? La chanson, c'est ce que j'aime faire le plus au monde. D'abord, qu'est-ce que je pourrais faire d'autre? On se demande tous ce pour quoi on croit être le plus fait au monde, moi c'est la chanson, voilà. Peut-être que je m'en convaincs moi-même, mais c'est ma réalité d'aujourd'hui, et c'est pire que passionnant. Avec un vecteur d'expression simple et concis, on peut dire tant de choses, et surtout en ayant l'air de ne pas y toucher. C'est un luxe qu'on peut difficilement s'offrir dans un roman de 250 pages, par exemple. Cela dit, il y a des gens qui parviennent à faire tarte à la crème en 3 minutes 20 de chanson...
Ne pas avoir l'air d'y toucher, c'est la base de l'éthique ? Oui, c'est important, même si, dans mon métier, je mets tout mon coeur. Et là, je n'ai aucune distance! Je sais que je suis en contradiction avec moi-même, car, d'un côté, je trouve génial de dire les choses avec un peu de recul, mais aussi, avec cette distance, j'aime dire des choses qui me passionnent. Gratter au plus profond, sans en avoir l'air. Le cynisme ne m'intéresse pas.
La contradiction ne vous fait pas peur ? Non, d'abord c'est un constat, je la cultive, et je dirai même qu'on doit la cultiver. La contradiction me semble le meilleur moyen de cerner la vérité. Aujourd'hui, je pourrai très bien dire que tout est blanc, et demain, dire que tout est noir et que tout était noir hier. C'est la même chose, c'est juste un autre chemin. Tout le monde cherche, seule importe la quête. Quand on la chance d'avoir une tribune, la moindre des choses est de prendre le risque de la contradiction, et de travailler dessus. Cela n'a bien sûr rien à voir avec un esprit girouette. Et comme, pour ne rien cacher, je forge plutôt mes réflexions et mes opinions par le jeu du miroir et du discours que par la méditation, ça me va bien. J'ai d'autant moins peur de me contredire que, dans une discussion, la réflexion passe par une certaine contradiction. C'est une belle manière de fonctionner, en tout cas, j'ai pas mieux.
Mais garder cette réflexion tout en étant un passionné n'est pas toujours simple... Ah oui, parce que, la musique, c'est aussi une affaire de passion. Je suis fan professionnel et, à un concert, je n'ai pas peur de cultiver l'enthousiasme. Je me rappelle de Clash à Forest-National, lors de sa première grande tournée. Le début était génial, l'électricité était coupée, et pendant une minute, scène et salle étaient plongées dans le noir absolu. Les gens hurlaient et tout d'un coup, poum, les néons blancs qui clignotent et le Clash lance le riff de «London Calling». Je sais pas comment ça m'est arrivé, mais je me suis fait une syncope, tombé dans les pommes d'émotion. Les gamines, devant les Beatles, ça devait être pareil. Depuis, quand je vais au concert, je ne rate jamais l'intro. Pareil pour les chansons, il faut une bonne intro, une formule qui accroche avant d'emmener l'auditeur ailleurs.
Cette passion date de quand? De l'adolescence. Quand j'avais 16 ans, je voulais acheter et écouter tous les disques du monde, acheter et lire tous les magazines du monde, acheter et lire tous les romans du monde, voir tous les films au cinéma et toutes les pièces de théâtre. J'étais persuadé que c'était possible. À un moment donné, on se dit que c'est impossible, et qu'il faut commencer à choisir, et c'est là que ça a commencé à déconner. Il y a deux choses où je n'arrive pas à faire calme: les disques et les bouquins. Le cinoche, j'y arrive, et les concerts aussi. Et encore: dans un festival, avant et après mon concert, je vais voir tout le monde, ou en tout cas le plus possible. Pas facile d'être raisonnable.
Il faut une grande maison, alors? Non, parce que je n'ai pas le sens de la possession: quand j'aime vraiment bien un bouquin, je l'offre. Quitte à le racheter après. Et je n'ai aucun de mes disques... D'abord parce qu'il y a toujours différentes versions en France, au Québec etc., Collectionner ses propres disques devient un boulot à plein temps. Collectionner, c'est être épris d'absolu, c'est vouloir tout, sinon rien. Et comme, de toute façon, je ne les écoute pas...
Pas nostalgique? Non non, tirer les leçons du passé, cela ne m'intéresse pas. L'on pourrait me dire: eh bien Jeff, justement... Non. Un proche m'a un jour dit:'tu es déséquilibré vers l'avant, donc tu dois toujours marcher et regarder vers l'avant parce que, le jour où tu t'arrêtes, tu tombes'. A partir du moment où on le connaît, ce déséquilibre est tout à fait assumable. C'est un petit peu pathétique, mais nos vies ne le sont-elles pas un peu?
Votre façon de chanter a évolué. Est-ce l'influence du propos sur la manière de l'exprimer?
Comment parler d'autre chose que d'un déclic? La première chanson de ce disque enregistrée en version définitive est «Tu m'aimeras quand je ne t'aimerai plus». Elle a été faite en une fois, sans se poser de question, et c'était pas la même chose qu'avant. Du coup, le disque a été fait autour de cette voix. Auparavant, j'étais persuadé non pas qu'il y avait des recettes, mais des choses qu'il ne fallait pas faire. Un micro à deux balles tenu par la main alors qu'on est couché en dessous de la table parce qu'on s'y sent bien, il est impensable d'en tirer une voix définitive. Et un jour, c'est cette voix-là qui est sur le disque...
En plus, cela oblige à voir le chant autrement qu'une reconstitution artificielle, en studio, des émotions qui se passent sur scène. C'est un peu ça, la découverte du disque. Cela a décoincé quelque chose, je souhaite ça à tout le monde, il y a longtemps que je cherche, j'ai pas encore trouvé, mais c'est bien d'être à chaque fois un peu plus sur le chemin.
Album «T'es rien ou t'es quelqu'un» chez Pias.
Jeff Bodart en concert au Francofolies de Spa le samedi 19 juillet, 19h., sur la Place de l'Hôtel de Ville.
Dominique Simonet
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