Jeff Bodart

Jeff Bodart

Presse 2000/2002

Jeff Bodart, "En Belgique, on ne se laisse jamais aspirer vers le haut"

Télémoustique, juin 2001

Sa bonne humeur fait partie du paysage depuis si longtemps que Jeff Bodart s'en est fatigué le premier. Son cinquième disque a des airs de premier album. Puisqu'il en est à forcer sa nature de garçon poli et pudique, nous l'avons aussi obligé à affronter quelques questions déplaisantes.

Jeff Bodart est puni. Lui qui ne vit que pour la scène ne pourra pas partir en tournée avant la rentrée prochaine. C'est un des signes d'une apparente métamorphose personnelle et artistique. Au premier regard, on remarquera qu'il a symboliquement tombé la casquette comme on abandonne une barrière pudique. Cela se traduit surtout en chansons sur "Ça ne me suffit plus", recueil de popsongs qui ne font plus semblant d'être pleines de bonheur et de certitudes. On y parle d'homme seul, d'indécision, de conventionnalisme accepté et d'apparent cynisme pour se protéger des peines de cœur. En fait, c'est surtout des vérités honteusement enfouies qui remontent aujourd'hui à la surface. Le jeune homme éternellement souriant et bondissant en public a toujours été pour ses proches un inquiet secret, capable de croisade radicale ou d'énervements sanguins. Il faut l'entendre dire tout ce qu'on n'a pas osé écrire à la mort de Charles Trenet (attitude pendant la guerre, racisme tenace, condamnation pour faits de mœurs). En un instant, il entre en fureur contre Olivier Picasso qui a vendu l'illustre nom à un constructeur automobile au point de rêver de gratter la signature sur tous les modèles croisés au bord d'un trottoir. Ou bien, il la recouvrira d'un autocollant vantant son dernier album. En tout cas, il veut, à titre personnel, commencer par rompre cette loi de la dérision, de la distance et du compromis qui fait le charme de notre pays mais construit aussi sa modeste prison.

On parie beaucoup de changement à ton sujet. Est-ce le fruit de conseils extérieurs ?
J.B. - Je suis plutôt du genre hyper-actif, ce qui me vaut des moments de réflexion intense et des silences introspectifs au bord de l'angoisse. Mais mon discours prend forme dans l'échange. C'est donc un avis personnel confronté aux miroirs tendus de mon entourage et de rencontres. Mais changement n'est pas le mot. Cet album, c'est toujours moi mais sous un éclairage différent. La musique est tout sauf un plaisir solitaire mais, en même temps, me retrouver coincé dans une bulle imperméable à toute évolution est la dernière chose que je pourrais accepter. J'ai arrêté Les Gangsters d'Amour à cause de cela.

Quand Libération écrivait "II aurait trouvé sa place dans les émissions de radio qui diffusaient des chansons pour se lever du bon pied", tu le prenais pour un compliment ?
J.B. — J'avais une petite gêne. Mais on se dit que ça va aider. Il y a un peu de paresse intellectuelle. On se dit que ses chansons sont faussement positives et qu'on veut dire exactement le contraire. Mais la subversion ne sert à rien si personne ne la comprend. Je suis le premier responsable, mais les médias et le public se sont focalisés sur cet aspect positif alors que déjà sur l'album précédent ("Histoires universelles" - 1997), des chansons démentaient ce personnage jovial. Quand j'expliquais sans rire que, pour être heureux, il suffit de siffler, c'était bien sûr de la provoc (Du vélo sans les mains en 1995). J'ai l'impression de n'avoir pas su faire percevoir aux autres le meilleur de moi-même. Par exemple, je n'ai jamais parlé de ma vie privée. Il est peut-être temps de le faire. C'est une des pudeurs dont je dois me débarrasser pour aller plus près de la vérité. Alors, oui, les chansons de "Ça ne me suffit plus" sont devenues autobiographiques. Ma compagne et moi sommes séparés.

Maurane ou Pierre Rapsat commencent à peine à parler d'eux sans masque et tu auras attendu quinze ans. La pudeur semble propre aux artistes belges.
J.B. - Les gens qui se la pètent en France sont insupportables. Il est bien plus sympathique de faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux. Ici, même un énorme champion sportif n'est pas une star. Mais c'est aussi un malheur parce qu'on ne se laisse jamais aspirer vers le haut. Quand j'intitule l'album "Ça ne me suffit plus", c'est justement parce que je ne veux plus me planquer derrière l'autodérision. J'ai soif d'engagement, quitte à me tromper. J'ai longtemps pensé le contraire mais, même si on veut être un chanteur populaire, il ne sert à rien de vouloir faire l'unanimité. C'est à la spécificité qu'on peut se rallier. Un coup de pied dans la termitière, c'est meilleur pour le débat. Je me suis inquiété que mes parents aiment toutes mes chansons.
"J'ai commencé avec l'ambition de mourir à 30 ans pour éviter de devenir con." On se doit à un peu d'impertinence. Je suis assez frondeur et radical dans la vie (// reste très fier d'une soirée aux Francofolies où il prit à partie Didier Reynders, pas encore aux Finances). Je ne l'étais plus dans mes chansons. Fondamentalement, je suis un garçon bien élevé qui ne peut pas s'arrêter là. "Histoires universelles" était un embryon sage. Il était temps de bosser.

De SOS Barracuda à La Vie la mort, il y a du chemin. Est-ce le même individu qui l'a parcouru ?
J.B. - Le monde change, moi aussi. On suit un cheminement intellectuel et son vecteur d'expression suit. Je n'ai pas honte une seconde de mon passé. A l'époque, l'important était l'énergie physique. Ces chansons héroïco-romantiques étaient au plus près de ce que j'aimais à l'époque mais on ne lit pas à 22 ans les mêmes bouquins qu'à 35. Quand j'ai commencé, mon ambition était de faire beaucoup de choses très vite et de mourir à 30 ans pour éviter de devenir con. Mais à 30 ans, tu trouves que tes chansons sont meilleures qu'à ton époque punk. Et à 37 ans, tu te dis que ce sera génial de faire un jour "vieux chanteur". C'est décidé: je finirai dans un groupe de bal qui ne fera que des reprises des Clash. (Rire.)

Parmi les bonnes résolutions, il y a celle d'avouer ta date de naissance ?
J.B. - Le 30 septembre 64. Je n'ai jamais eu de problème d'âge mais je sais que, pour moi, la sérénité n'est pas de ce monde. Je ne serai jamais en paix. J'ai renoncé et je fais avec. Mes chansons, ma vie, c'était un peu la méthode Coué. Je l'abandonne solennellement. J'ose dire aujourd'hui "j'ai un putain de cafard". C'était impossible avant. Je déteste toujours les chansons dégoulinantes mais on peut mettre quelques points sur les "i" sans tomber dans l'exhibitionnisme. Daho ou Bashung sont des modèles dans cette démarche. Au début, je ne voyais que la scène et puisque la radio ne passait qu'un titre, un single suffisait. Les albums, c'était pour les hippies. Je me suis donc retrouvé avec des albums qui étaient des collections de singles. A présent, même une suite de bonnes chansons ne me suffirait plus. Je n'aime pas le mot "artiste". Son côté égocentrique n'est pas acceptable, mais à défaut d'un autre mot et en mettant des guillemets, je dirais que je veux être plus "artiste".

II n'y a peut-être pas de star en Belgique mais tu fais partie de ceux que, par exemple, on invite automatiquement à la télévision. N'est-ce pas un confort dangereux ?
J.B. - Arrive le moment où tu te demandes si on t'invite pour ta musique ou pour ta casquette et t'as vite répondu à cette question. Sans aucune actualité, je me suis retrouvé sur un plateau de TV à parler de cuisine. Au fond de moi, j'ai toujours su que Jeff n'était pas qu'un sourire sous une casquette. J'ai fait des disques, des concerts. J'y pensais quand je me retrouvais dans un jeu télévisé ou à parler de la pluie et du beau temps. Je n'étais pas humilié et je me disais que ça faisait avancer ma notoriété, donc celle de mes chansons. Je ne suis plus sûr que ce soit un bon calcul. Je travaille aussi à apprendre à dire "non". Tant pis si certains ne le comprennent pas.

A propos de calcul, tu as toujours mis en avant ta conviction et ta sincérité. Pourtant, borsalino, casquette ou cheveux ras, tu as toujours adopté des signes très visibles, à la limite de la communication marketing ?
J.B. — Je sais bien sûr que de petits signes aident à faire comprendre les vrais bouleversements. Le titre de l'album n'est pas un hasard. "Ça ne me suffit plus" était quasi là comme un mot d'ordre avant que la chanson ne soit écrite. Je trouve toujours qu'une casquette est très élégante. J'ai toujours ma collection même si j'en ai donné une à tous ceux qui ont participé à l'album. Mais j'en avais un peu marre et j'ai préféré m'en débarrasser avant que cette fatigue n'atteigne aussi le public. Ce sont des signes mais ce n'est pas de la manipulation.

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