Déjà en 1985, il déclarait à tous les vents que la Belgique, petit royaume, serait bientôt le carrefour de l'Europe. La vaticination n'était pas d'ordre politique, mais musicale. A l'aube du siècle nouveau, le plat pays est bel et bien devenu le lieu de rencontres de toutes les influences.
Jeff Bodart, il est vrai, avait pris les devants au sortie du lycée en chapardant avec ses Gangsters d'amour le meilleur des Starshooter. C'était à Charleroi, au début des années 80 en un temps où le 45 tours tourniquait encore comme aux plus belles heures du Yé-yé. On rêvait de pureté et les Gangsters d'alors juraient de ne jamais travestir la vérité. Après quatre 45 tours. Jeff et sa bande de malfrats sortent en effet leur 1er album (Les Gangsters d'amour ne mentent jamais) tout en assurant le lever de rideau de James Brown à Forest National et en se faisant taxer dans Paroles et Musique (No 62 sept 86, par Catherine Pinot) de «groupe à la Humphrey Bogart mâtiné de Tom Novembre» lors de leur passage aux Francos de la Rochelle. Lorsque paraît en 89, leur second album, Kent Hutchinson -la figure emblématique de Starschooter idole de Jeff - évolue déjà en solitaire. La mise en pièce des Beatles avec le parodique (?) «Get baque» (Pendant combien de temps va t'on nous emmerder / Avec des groupes de variétés / Ces chansons minables pour vieux scouts en retard / Musique d'ambiance pour retraités...) semble bien loin sinon oublié. La chanson de papa revient en force en ces années de crise économique. D'ironie, la dérision ne masque plus la formidable appétence de bonheur de la jeune génération. Jeff Bodart a envie à son tour de faire «du vélo sans les mains» car «le bonheur, après tout, c'est facile quand on y met du sien». Il suffit de laisser passer l'orage... Enregistré à Bruxelles et à Anvers, son premier album solo fait un tabac sur les radios (cf. Chorus 15 p. 60).
Comme dans une BD
L'optimisme de ce Belge trentenaire éclate enfin dans une musique enjôleuse qui se joue des maux du temps. «Mais avec les Gangsters (on était douze sur scène), j'avais l'impression, sur la fin, que le concept prenait trop souvent le pas sur la mélodie. Je souhaitais vraiment autre chose. On venait surtout nous voir pour l'aspect spectaculaire - physique- de notre prestation. Je voulais à présent que les gens écoutent mes chansons, ces petites histoires sans importance apparente où chacun place ce qu'il veut au gré de ses propres expériences». Son aventure avec les Gangsters d'amour se poursuivra néanmoins, jusqu'à la fin 91, après une tournée croquignolesque qui le mènera de Belgique en Louisiane puis en URSS, à la frontière de la Chine où la presse sera dithyrambique. «Il faut dire que les malheureux, jusque-là n'avaient pas pu voir grand chose ! .» Quoi qu'il en soit, la rupture sera consommée dès 92 et Jeff s'en ira seul à vélo, vers de nouvelles aventures...aux Francofolies de La Rochelle, de Spa, de Montréal, festival d'été de Québec, virées en France et Belgique... Les occasions ne manquent pas pour arborer son immense casquette, façon Quick et Flupke, ses titis bruxellois imaginés par Hergé à qui Jeff ressemble étrangement au-delà de l'accoutrement. Avec lui, la fantaisie reprend ses droits. La malice s'arroge les couleurs de l'enfance. Naïveté feinte ? En tout cas, le charme opère. Le public en redemande. A l'Européen en février 96, il assiste médusé aux gesticulations d'un escogriffe qui lui fait reprendre en écho des refrains dont l'insouciance possède des vertus de potion magique.
La kermesse héroïque
Les choeurs du reste, Jeff en raffole. Ses chansons réclament presque toutes leurs coryphées. Sur deux d'entre elles (On s'disait tout, Du vélo sans les mains), Kent se mêle même aux choristes pour lancer des trilles que ne renierait sûrement pas Francis Lemarque, autre joyeux siffleur devant l'Eternel. « Kent et moi, on se connaît depuis une quinzaine d'années. On a tellement déconné ensemble qu'on s'est dit un jour qu'on devrait essayer de collaborer dans le boulot. Paradoxalement, on n'y avait jamais songé !» Résultat : Kent a signé cinq titres (dont Il faut de tout pour faire un homme : Scoumoune, baraka, delirium...)des 14 histoires universelles réunies sur le deuxième opus de Jeff. Un album jouissif en diable concocté aux accents du mambo, de la bossa, du rock, du rythm'n blues et de la pop, sans oublier les flonflons de la fanfare venue (exprès) d'Hanzinelle participer à la fête dans la fermette du Brabant wallon, transformée en studio d'enregistrement. Aux dernières nouvelles, il semblerait que les lumignons de cette kermesse héroïque ne soient pas prêts de s'éteindre. Après une halte au théâtre Trévise à Paris, en février dernier, notre cycliste bucolique a repris la route. Si d'aventure, il passe chez vous, n'hésitez pas à vous joindre à la fête. Vous y redécouvrirez qu'on a tous une bicyclette/ Un nez rouge, une salopette / On a tous à l'intérieur / Un petit clown gros comme un coeur.
Serge Dillaz